Le Père Noël est une enflure !
Gérard
Lapagesse
Lorsqu’elle m’a appelé
et a demandé de mes nouvelles, j’ai bien senti que c’était
par élémentaire politesse, et qu’elle se foutait pas mal
de savoir comment j’allais réellement en cette veille de Noël…
- Qu’est-ce que tu fais demain soir ? demanda-t-elle.
- La même chose que vous, je suppose…Pourquoi ?
- Vous fêtez ça chez vous ?
- Chez nous, et en famille, oui…
- Parfait…J’ai un service à te demander…
Ouf ! Un instant j’avais cru qu’elle allait nous inviter !
Mais c’était oublier qu’elle n’appelle jamais que lorsqu’elle
a quelque chose à me demander. Elle fait partie de ce petit lot
de personnes à qui j’ai tout de suite envie de dire « Au
diable les salamalecs et la fausse politesse : t’as besoin de quoi ?
». Il y a elle, et l’autre là, celui qui a la flemme de
venir jusqu’à chez moi pour emprunter ma perceuse et téléphone
pour me demander de la lui passer par-dessus notre clôture commune…
- Je m’en doutais un peu !
- Figure-toi que j’ai immédiatement pensé à toi
pour…
- Faire le Père Noël ?
- Ben…Comment t’as deviné ???
Je ne sais pas comment, mais j’ai deviné. Je dois avoir des antennes,
comme les langoustes qui patientent dans mon frigo…
- On réunit toute la famille ; il y aura tous mes frères
et leurs enfants, et ça va en faire, de la marmaille ! Tu n’auras
même pas besoin de rentrer dans la maison…Il suffira qu’ils te
voient déposer les cadeaux sur la terrasse…Tu leur fais un «
coucou » de la main, et tu disparais…
Coucou, et je disparais ! Ah…Elle est loin l’époque où
on laissait un verre de champagne et des biscuits sur la table, pour
requinquer le Père Noël… !
Maintenant, il fait coucou de loin, puis s’esbigne comme un voleur,
avec la dalle et le gosier sec !
- Tu t’es préoccupée du costume ?
- Je m’en occupe demain. C’est quoi ta taille ?
- Tu peux miser sur un bon XXL…et bonne chance !
De la chance, tu parles ! J’arrive déjà pas à trouver
un tee-shirt ou une chemise à ma taille, alors imagine un costard
de père Noël à la dernière minute !!!
Mais il n’y a de veine que pour la canaille : elle l’a dégoté,
son putain de costume ! De là à dire qu’il était
à mes mesures…Le pantalon était si court que les mômes
se demanderaient pourquoi j’étais en bermuda ! Mais bon…
Ce qui me déplaisait,
c’était l’idée qu’une foule d’autres avaient dû
prétexter n’importe quoi pour se défiler, et qu’en dernier
recours on avait songé à moi.
Au fond, j’aurais dû être flatté qu’on me juge digne
d’incarner une légende. J’avais déjà fait le con
en maintes occasions, mais le Père Noël…ça, jamais!
J’avais l’âge et les rondeurs du rôle, mais je ne l’avais
jamais répété…Pour être à la hauteur,
je le serais sans doute, du haut de mon mètre quatre-vingt-treize…mais
je voulais « personnaliser » ma prestation. Ne pas me contenter
d’une interprétation digne d’un intermittent du spectacle sous-payé
à 4,70€ de l’heure.
Je voulais être le Père Noël dont ils se souviendraient
!!!
A 19h, je suis sorti de chez
moi dans ce costume ridicule. Le temps d’arriver jusqu’à leur
portail, j’avais déjà ameuté la rue, et les bagnoles
klaxonnaient tandis que les gosses me disaient bonjour en agitant leurs
petites mains derrière les vitres embuées des voitures
qui ralentissaient.
Ils avaient laissé leur portail ouvert, et au fond du jardin
obscur brillaient les lumières de la fête familiale et
clignotaient les guirlandes…
Je suffoquais derrière mon masque dont les yeux trop petits m’obstruaient
la visibilité, et je faillis m’étendre par deux fois dans
les allées sombres.
J’escaladai la terrasse, et commençai à proférer
de sonores « Ho Ho HO ! » tandis que, dos tourné
à la porte-fenêtre, je commençai à décharger
ma hotte de tous les cadeaux.
- C’est lui…C’est lui…Je le vois ! hurla un gosse plus chargé
d’énergie qu’une pile.
- Ho Ho Ho ! refit le bibendum rouge.
- Moi aussi je le vois! hurla un autre marmot à l’intérieur.
Je me retournai enfin face à la porte vitrée, pour découvrir
ces gentils minois au nez collé sur la vitre, aux yeux pétillants
d’émerveillement.
- Hou…Hou…Hou… ! fis-je soudain.
Je vis alors les visages se figer, puis se glacer d’effroi en découvrant
le masque de Grand Méchant Loup engoncé sous la capuche
rouge.
- Hou…Hou…Hou ! fis-je, montrant mes griffes.
Je vis aussi les visages des adultes s’allonger, et la réprobation
se lire dans leurs yeux quand le Père Noël, cet ivrogne,
emboucha un kil de rouge et fit mime de le vider cul sec. Puis il se
mit à tituber, marcha dans la gamelle du chat dont le contenu
(une pâtée rosâtre aux allures de bouillie pré-digérée)
fut catapulté sur les cadeaux, et shoota dans les paquets pour
les éparpiller, avant de vomir une copieuse gorgée de
vin rouge sur les vitres…
Tout le monde recula avec dégoût. Quelle horreur, mais
quelle horreur !
Quel traumatisme pour ces enfants, que ce Père Noël pochetron
qui ne tenait pas la chopine !
Je repris mes « Ho Ho Ho
! », descendant les marches en titubant, lâchant ma bouteille
vide qui exposa au sol. Je mimai une glissade sur la pelouse et m’affalai
dans la gadoue, histoire de bien dégueulasser le costume de location
avant de le rendre…Après quoi je me fondis dans l’obscurité
du jardin et rejoignis mon foyer.
J’étais content de ma prestation : c’était, comme mes
voisins l’avaient souhaité, un Noël que les enfants n’oublieraient
pas de si tôt…
Bon…c’était pas tout ça…La
soirée ne faisait que commencer, et je devais m’occuper de griller
mes langoustes…