La Nouvelle du Festival


L’Ultime Bouteille

Par Joseph OUAKNINE

Au moment où se referme la coupole d’acier de l’habitacle, je passe en revue une dernière fois les données de ma mission. Ce n’est pas la première fois que je dois revenir dans le passé, au temps de nos lointains ascendants, pourtant, cette fois-ci, ce n’est pas une mission comme les autres : il s’agit de comprendre ce qui a bien pu se passer au soir de ce 11 avril 2002. Les résultats de l’enquête préliminaire sont formels : ce soir-là se sont taries les importantes réserves de carburant que nous utilisions pour alimenter nos robots !
Tout est prêt, j’appuie sur le bouton de transfert et lance les moteurs d’accélération turbo-nucléique qui vont me propulser mille ans en arrière, à l’intérieur de l’un des alambiques de Segonzac, nos seules portes de transfert temporel encore en service sur terre. Un puissant rayon jaune transperce le tableau de bord et les années se mettent à défiler à l’envers sur l’horloge centrale. Cela ne dure que peu de temps.
Soudain, c’est le noir le plus total. Il est vingt-deux heures quand je prends place dans l’alambic et il me reste tout juste trente-cinq minutes pour agir. Par une petite ouverture microscopique cachée dans un boulon, je glisse une sonde à l’extérieur et l’utilise comme un périscope. Il y a un monde fou dans la salle et l’ambiance est joyeuse. Des flashs crépitent de toutes parts.
- Tiens, c’est la fête, on dirait !
Quelques secondes plus tard, j’en ai la confirmation : pas une personne n’a les mains vides. Aussitôt, une immense inquiétude m’envahit :
- Bon Dieu ! On dirait qu'ils boivent du Cognac ! Je branche mon snifer longue distance pour analyser les bouteilles et les verres qui remplissent les tables. Le verdict tombe :
- C’est bien du Cognac, mais… pourquoi en telle quantité ? Ils n’ont rien d’autre à boire dans ce foutu pays !??
Je dois agir vite, avant qu’il ne soit trop tard ! Je ne dispose que de très peu de temps. Les invités passent à table et l’incessant va-et-vient commence. Pendant que je me mets au travail, les serveurs n’en finissent pas de servir des bouteilles pleines de ce précieux liquide pour les rapporter vides en cuisine. Je perds un temps fou à dévisser une sorte de plaque escamotable qui tombe enfin à terre en faisant un bruit épouvantable. Juste comme je passe la tête par l’ouverture, un serveur s’approche de moi :
- Qui êtes-vous, hurle-t-il, que faites-vous dans l’alambic ? Comment êtes-vous rentré là-dedans ?
- Ne criez pas, je réplique en lui attrapant le bras, pas la peine d’ameuter tout le monde ! Je viens du futur, et j’ai absolument besoin de récupérer une bouteille de Cognac. Nous avons perdu la recette et ce produit s’est épuisé…
Devant sa mine hilare, je lui explique rapidement comment nous puisions dans leurs réserves ce précieux carburant pour nos robots, puis j’ajoute :
- C’est une question de vie ou de mort. Ce soir, vous allez être en rupture de stock, mais il faut absolument sauver une bouteille ! Je ne dispose plus que de cinq minutes avant de devoir réintégrer mon monde…
- Allons donc ! Rupture de stock ! Vous êtes fou ? Je ne sais pas si vous venez vraiment du futur, je veux bien vous croire, mais rupture de stock… c’est absolument impossible !
- Je vous en supplie, je coupe, apportez-moi vite une bouteille !
Avec un sourire en coin, le serveur s’éloigne en maugréant :
- Je parie que c’est une caméra cachée !
Moins d’une minute plus tard, il revient, l’air complètement déprimé :
- C’est une catastrophe ! Nous venons de donner la dernière bouteille !
- Vite ! je hurle en jaillissant de l’alambic, il faut la récupérer avant qu’il ne soit trop tard.
Je m’élance à la poursuite du serveur qui s’est déjà orienté vers la salle de réception.
- Jacques, crie-t-il en interpellant un autre serveur, qu’as-tu fait de la bouteille que tu viens de prendre ?
- Hein ?… Elle est là-bas, sur la table de Mireille Darc ; pourquoi ?
- Vite ! Choppez-là ! je crie, arrêtez le service !
- Trop tard ! s’exclame Jacques, Bernard Montiel vient de finir la dernière lampée!

 

fin